orgue.art idées et ressources pour les organistes

Si Bach avait connu le piano…

Si Bach avait connu le piano…

 

En complément des quelques lignes consacrées à l’inauguration du nouvel instrument du Temple de Broye en banlieue lausannoise (cf. ci-dessous), voici une réflexion découlant de l’une des interventions de Pascal Quoirin, lors de la présentation de son orgue, ce dimanche 8 octobre dernier. Arrivé à la fin de cette présentation, Pascal Quoirin s’est prêté au jeu des questions-réponses. Ayant développé à la fois l’idée d’un orgue d’une esthétique bien spécifique, mais aussi celle d’un instrument polyvalent, un auditeur lui a demandé de définir un peu mieux sa manière de conjuguer ces deux éléments, qui lui semblaient jusqu’alors contradictoires.

Reprenant un sujet qu’on lui sait très à cœur, le facteur d’orgue a construit sa réponse en partant du son émis par la tuyauterie. Prenant exemple sur la gambe du récit, il explique et fait entendre ce qu’il nomme la transitoire d’attaque. Il démontre les possibilités expressives évidentes de ce type d’harmonisation, qui fait presque entendre le « coup de langue » du flûtiste et permet au musicien un grand contrôle de l’émission du son, lors qu’elle est associée à une transmission mécanique précise. Il conclut en disant que sans cette attaque au début de chaque son émis par un tuyau, le son de l’orgue serait sans évolution, inerte, donc sans vie. Mais qu’à l’inverse, ce type d’harmonisation étant très vivant, il fera vivre tout le répertoire qu’on aborde sur l’instrument, indépendamment de questions plus pointues d’esthétiques sonores.

Bien que réductrice pour de bonnes raisons, faisant judicieusement abstraction d’autres paramètres par souci évident de vulgarisation (tempérement, type de vent…), cette réponse m’a tout de même un peu froissé ; particulièrement en pensant aux instruments de la première moitié du 20e siècle, qui justement n’offrent en général aucune transitoire d’attaque. Je me suis donc permis de prendre la parole à mon tour, interrogeant le facteur d’orgue plus précisément sur le répertoire des Vierne, Messiaen ou Duruflé, qui nous ont tout de même légué des œuvres sublimes, alors qu’ils jouaient généralement sans aucune articulation – dans le légato le plus absolu – et ce sur des instruments « inertes et morts », pour reprendre la logique développée. La réponse de Pascal Quoirin s’est faite en toute franchise : cette génération de musiciens a fait avec ce qu’elle avait, elle n’a pas eu la chance d’avoir des instruments de la qualité de ceux d’aujourd’hui, et à n’en pas douter, ces musiciens auraient préféré les instruments actuels, s’ils les avaient connus !

D’un coup, cette réponse m’a renvoyé dans des souvenirs vieux de plus de vingt ans, et a fait ressurgir dans ma mémoire une soirée d’audition de piano, où j’avais joué étant enfant. Quelques jours auparavant, j’avais eu le privilège de pouvoir toucher pour la première fois le clavecin Ruckers du musée des Beaux-Arts de Neuchâtel, et je partageais le plaisir de cette expérience avec d’autres camarades pianistes plus âgés et plus avancés. Une étudiante avait alors tenu plus ou moins ce discours : Le clavecin du musée est très joli, mais c’est un type d’instrument moins développé que le piano. On ne peut pas faire de nuance, le son est toujours le même, mécanique. Ce n’est donc pas un instrument vivant, et si Bach avait connu le piano moderne, qui est l’instrument à clavier qui peut faire les nuances les plus diverses, il l’aurait forcément préféré au clavecin.

Ces deux raisonnements, fondamentalement identiques, m’excèdent a priori autant l’un que l’autre. Venant d’une adolescente affirmant son autorité à ses petits camarades à la sortie d’une audition, on plaidera avec tolérance l’inculture. Mais venant d’un grand facteur d’orgue comme Pascal Quoirin, comment l’expliquer ? Alors que justement à travers toute sa carrière de facteur d’instruments authentiques, construits à l’ancienne, il a probablement démontré l’absurdité du « si Bach avait connu le piano… » de nombreuses fois, quelles peuvent être ses raisons d’exprimer aujourd’hui son parfait miroir, sans arrière pensée ?

Il faut peut-être rappeler quelques éléments historiques de la pratique musicale dans notre société occidentale, pour chercher des réponses à ces questions. Jusqu’au milieu du 20e siècle, une logique de progrès pouvait être observée à travers les générations successives de musiciens. Tout en se nourrissant du travail de ses prédécesseurs respectifs, chaque musicien faisait évoluer le style dont il avait hérité. Dans cette dynamique-ci, la musique pratiquée couramment était la musique contemporaine, on jouait la musique de son temps. Au milieu du 20e siècle par contre, la situation change. Est-ce lié à l’évolution même du langage musical, qui dans ce mouvement de progrès va s’accélérer, ira jusqu’à remettre en question tous les systèmes d’organisation et de hiérarchisation des sons, jusqu’à la négation de la frontière entre musique et bruit ? Ou est-ce plus généralement une conséquence de l’évolution de la société, qui depuis les Lumières croit à la perfectibilité de l’humanité par la transmission du savoir, qui vit depuis la révolution industrielle l’accélération du progrès scientifique, l’explosion démographique, ou la mondialisation ? Ou la musique n’est-elle pas simplement le miroir de ce monde ?

En tout cas, force est de constater que c’est dans ce terreau que va germer un intérêt toujours plus vif pour les répertoires anciens. Dès ce tournant, la musique ancienne ne jouera plus uniquement un rôle d’élément formateur – de ciment dans l’éducation musicale d’un auteur qui s’en distancierait par la suite – mais prendra tant de place qu’elle deviendra pour beaucoup de musiciens la finalité de leur pratique. La production des musiciens du passé, qu’elle soit de Palestrina, Bach, Chopin ou Dutilleux, n’est donc plus considérée comme périmée, mais est au contraire rétablie en tant que langages vivants multiples. Des langages différents qui sont donc en principe compréhensibles par des auditeurs d’aujourd’hui, et qui sont par conséquent tous des moyens d’expression contemporains.

Pour servir ces répertoires pluriels, cet univers musical mondialisé non plus unilingue, mais polyglotte, la facture instrumentale a donc connu elle aussi une diversification importante. Le cas est particulièrement clair pour la facture d’orgue qui, au travers d’un artisanat historiquement informé, nous a offert, tant par des restaurations que des reconstructions ou des créations, une palette d’instruments contrastés, faisant parfois le pari d’un choix stylistique pur, et parfois celui de la juxtaposition ou du métissage. La perte d’une norme générale n’a heureusement pas abouti à l’uniformisation, à ce « gris moyen » triste, du grand mélange final que certains prédisaient. Au contraire, des courants esthétiques restent bien présents. Ils sont simplement délimités par d’autres cadres que ceux d’un lieu et d’une époque, et sont la conséquence évidente de la nature humaine, des polarisations qui se font immanquablement autour de personnes et de groupes influents.

Si les musiciens se sont mis à parler plusieurs langues, ils n’en restent donc pas moins des individus entiers. Et il en va évidemment de même pour les facteurs d’orgues ! Par le passé, dans un cadre relativement homogène, l’individualité de chacun s’exprimait peut-être plus naturellement, établissant un équilibre entre unité du groupe et unicité de l’individu. Aujourd’hui, la diversité environnante pourrait à tort nous inciter à taire notre originalité. L’affirmation de notre singularité, lors qu’elle s’associe à l’intolérance des particularités de l’autre, est certes inacceptable. Elle ne doit pour autant pas être étouffée, car c’est bien l’expression de l’unicité de chacun et des interactions entre tous, qui fait la beauté de notre monde.

D’un certain point de vue, il est donc heureux qu’une personnalité forte, comme l’est assurément Pascal Quoirin, exprime sa vérité ! Elle peut alors servir de repère, d’exemple à suivre ou à fuir, selon la propre opinion de chacun. Elle nous rappelle que même lorsqu’il construit un instrument en s’inspirant d’une esthétique ancienne, et même si l’influence allait jusqu’à la copie la plus servile du modèle ancien, c’est un instrument d’aujourd’hui qui est créé, car c’est un homme d’aujourd’hui qui l’a voulu. Regrettons simplement que ses goûts personnels aient été exprimés par un argumentaire présenté comme rationnel. Mais c’est là peut-être l’un des travers de notre société actuelle, qui attribue peu de crédit à l’avis personnel, et qui lui préfère souvent l’étiquette des explications scientifiques, des moyennes statistiques. C’est bien dommage, car énoncé en tant que tel, un avis personnel est une vérité. Une vérité non exclusive, donc la seule que nous devrions accepter. Car pour ce qui est de la vérité absolue, ceux qui prétendent la détenir en ont rarement fait bon usage…

Pour conclure en évitant tout équivoque, et pour affirmer un avis personnel clair, tout comme l’absence de possibilités de nuances par la percussion des doigts sur le clavier d’un clavecin n’en fait pas un instrument mort, l’absence de transitoire d’attaque n’est pas morbide pour l’orgue du début du 20e siècle. D’autres moyens expressifs que l’articulation ont été utilisés à cette époque pour faire chanter ces instruments, soyons-en bien certains ! Ceci pourrait d’ailleurs bien faire l’objet d’un prochain article…

 

En complément, voici le bref article cité ci-dessus :

Un nouvel orgue au Temple de Broye

Dimanche 6 octobre dernier, un nouvel orgue était inauguré dans l’ouest lausannois. A la frontière des communes de Prilly, Joutens-Mézery et Renens se trouve le Temple de Broye. Erigé durant la seconde moitié du 18e siècle, visité principalement pour les fresques que Louis Rivier y réalisa entre les deux guerres mondiales, ce temple au charme certain abrite désormais un instrument du plus haut intérêt : la manufacture de Pascal Quoirin a en effet construit, dans le buffet historique de Moser, un instrument à la française, s’inspirant de l’esthétique de transition que l’on connaît au moment de la chute des têtes royalistes, entre époques baroque et romantique.

La journée se passe pour le mieux du monde. La foule est présente et nous rappelle les dimensions modestes du bâtiment. Anne Chollet, qui sous l’une de ses nombreuses casquettes assume en ces lieux des fonctions d’organiste titulaire, de directrice artistique, et d’assignée d’office à toutes les tâches annexes qu’on imagine, offre au public un beau concert inaugural, plein d’énergie et d’engagement. Le choix du programme aura surpris les organophiles avisés : Bach, Mendelssohn, Moussorski ! L’association en charge du projet avait promis un orgue de caractère, mais polyvalent. Pour sûr, c’est bien cette polyvalence qu’Anne Chollet aura voulu démontrer durant sa prestation. Et pour la musique française, naturellement attendue à ces claviers, il suffisait de revenir au 2e ou 3e concert d’inauguration, proposés ensuite respectivement par Jean-François Vaucher et François Delor ! Mais pour revenir au concert du jour, même si dans l’absolu un instrument symphonique de la catégorie « poids lourd » se serait mieux plié aux contraintes de la transcription des Tableaux d’une exposition, ce « poids plume » n’a pas démérité, bien au contraire. A l’exercice de la souplesse et du travestissement, il a même démontré que dans sa catégorie, il était peut-être l’un des mieux placés pour conserver l’essentiel : l’esprit et la vie dans le discours musical.

Vous l’aurez compris, ce nouvel orgue est typé, plein de caractère. La gambe offre de belles attaques, le plein jeu est brillant et bien démonstratif. Le récit est beaucoup plus doux et un peu en retrait, ce n’est peut-être pas toujours pratique à l’usage, mais c’est ainsi dans un orgue comme ça. Et on peut tout à fait faire avec, Anne Chollet l’a bien démontré ! Une certaine suissitude – celle de la modération ou de la grisaille, selon le point de vue – l’étiquettera peut-être même du côté des trop rugueux, trop caractériels. Mais tant pis pour les grincheux, et tant mieux pour tous les autres, car voilà en tout cas notre paysage organiste romand enrichi d’une nouvelle touche colorée qui, à n’en pas douter, pourra compter sur une équipe dynamique pour briller à travers les futures saisons musicales.

 

articles rédigés pour la Tribune de l’Orgue 65/4 de décembre 2013

Au sujet de l'auteur

Benjamin Righetti

Benjamin Righetti est un musicien suisse, organiste titulaire de Saint-François et professeur d'orgue au Conservatoire et à la Haute École de Musique de Lausanne. Il poursuit parallèlement à ceci une activité régulière de concerts dans le monde entier (plus de 700 à ce jour), d'enregistrements (disques, radio-tv, web) et de recherche. Amoureux tant des montagnes que des lacs de son petit pays, il tente de concilier ses nombreuses activités avec rigueur et joie.

2 commentaires

Répondre à Uriel Valadeau Supprimer votre commentaire

par Benjamin Righetti
orgue.art idées et ressources pour les organistes