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Le trio à l’orgue « Pour les Nuls » !

Le trio à l’orgue « Pour les Nuls » !

 

Il y a eu le succès mondial « Que sais-je ? » et ses 128 pages d’érudition vulgarisée : magnifique travail des Presses universitaires de France qui, en pleine deuxième guerre mondiale, entreprennent une collection de livres didactiques traitant de sujets variés et pointus, mais toujours limités à un champ bien défini. L’idée depuis a fait bien des émules, que ce soit à l’initiative d’autres collèges universitaires comme les « Very Short Introductions » d’Oxford University Press, ou de petits éditeurs qui tentent de gagner le jackpot sur un marché potentiellement immense, en cherchant le juste équilibre entre précision du propos et grande accessibilité : les éditions First en sont un bel exemple, petite maison française méconnue pour elle-même, mais dont la renommée actuelle a traversé toutes les couches de la société avec sa collection « Pour les Nuls ». Langues, informatique, business, ou même théologie passent à la moulinette de la série, avec des choix de sujets ici clairement définis par les marchés potentiels. Ainsi, on peut s’amuser de voir que du côté des sujets musicaux, Jazz, Saxophone, Banjo, ou Musique classique sont par exemple tous sujets d’un ouvrage dimension plus ou moins semblable… Quelle pourrait être la place de l’orgue, dans un catalogue au demeurant riche et confié à de vrais spécialistes de chaque domaine, mais tout de même apparemment bien asservi aux contraintes de l’économie libérale actuelle ? En attendant donc « L’orgue pour les Nuls », voici la démonstration de sa légitimité par l’hyperbole :

Le trio à l’orgue pour les Nuls !

Parmi les différents types d’écriture pour l’orgue, le trio a une place à part. Il est instrumentalement exigeant, requérant un orgue pourvu de trois plans sonores complets et équilibrés, et un organiste capable de les contrôler simultanément. Il est musicalement très équilibré : plus riche harmoniquement que le duo, mais sans que la conduite des voix ne se perdent dans une masse harmonique, comme c’est peu à peu le cas dès quatre voix. Il a aussi une dimension symbolique indéniable : alors que sans entraînement particulier nous pensons la musique à une voix, l’homme a rapidement tenté de dédoubler sa voix – en général à l’aide d’instruments de musique – afin d’être à lui seul deux chanteurs. Passer ensuite de deux à trois voix complètement autonomes, c’est tenter de passer de la dualité à la trinité, de l’imperfection à la perfection !

Voici une quête qu’il n’est pas étonnant de voir se développer avec l’âge d’or de l’époque baroque, dans le travail de J. S. Bach et de ses élèves bien sûr, mais aussi avant lui déjà, chez Nicolas Lebègue par exemple. En effet, dans le premier livre de pièces d’orgue (1676) de cet auteur français, à côté de trios « à deux dessus » habituels dans l’écriture française (la basse à la main gauche, les deux voix supérieures dans la main droite), on trouve quatre trios « à trois claviers », avec utilisation de la pédale pour la basse. Relevons le vrai tour de force, avec un pédalier « à la française » de l’époque ! Il est évidemment difficile de dire si J. S. Bach s’est inspiré de ces pièces-ci pour écrire les siennes, tout comme on ne peut affirmer que Nicolas Lebègue soit le premier à l’avoir fait, même s’il est le seul auteur de sa génération dont des traces écrites de cette pratique aient traversé les siècles jusqu’à nous. Il est par contre clair que la marginalité de ce type d’écriture est le reflet d’un certain élitisme, et qu’en tout cas jusqu’à l’époque des élèves de J. S. Bach au milieu du 18e siècle, l’occasion de rencontrer organiste et instrument capables d’offrir un jeu à trois parties séparées devait être exceptionnelle.

Aujourd’hui, force est de constater que cette situation a quelque peu changé ! Si sonates ou chorals en trio ne sont pas encore les pièces du répertoire liturgique les plus courantes qui soient, il est attendu de tout élève d’orgue d’une haute école de musique de pouvoir jouer quelques pages de trio, et bien des organistes amateurs se frottent même à l’exercice. Mais, jusqu’à obtenir une interprétation musicale présentable, la route peut être longue et compliquée. Pour expliquer ceci, entre en compte bien entendu la difficulté objective des pièces, mais aussi un problème assez courant de méthode de travail. Comment aborder ces pièces, comment parvenir à mettre en formes ces architectures complexes, sans aboutir à un fragile château de cartes ? Pour tenter de répondre à ces questions, voici une liste de dix idées de travail, non exhaustive ni vraiment originale bien sûr, mais qui viendront peut-être compléter la « boîte à outils » de chaque étudiant qui sommeille en tout organiste, que nous ayons ou non déjà abordé ce type de répertoire.

1. Savoir où l’on va

L’une des grandes difficultés de l’interprétation de répertoires transmis par le biais de partitions est bien le fait que la partition elle-même n’est pas la musique. La musique est sonore, la partition est visuelle. Quand on ouvre donc une partition, il est essentiel de chercher à comprendre dès le début quelle réalité sonore est décrite par ces signes et symboles, comment ceci doit sonner. Si cette précision initiale allait peut-être de soi pour les chanteurs, ou certains instrumentistes qui sont très actifs dans la production du son, elle est capitale pour un organiste, qui ne fait pas lui-même le son, qui ne produit donc pas lui-même la musique. Il est si facile de « dactylographier » la musique à la console, en écoutant à peine le résultat sonore, et en restant enfermé dans un univers de papier, de touches à descendre, de pédales, boutons, bascules à actionner, bref d’une sorte de chorégraphie plutôt que d’un monde acoustique. Or, on ne peut choisir le bon moyen de production d’un son, que si l’on sait quel son on veut obtenir !

2. Ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre

Il vaut mieux s’atteler à une portion de travail dont on voit le bout, dont on perçoit l’intégralité. Déchiffrer une pièce entière pour voir ce qui nous attend, comme on prendrait connaissance du plan de toute une maison avant sa construction, pourquoi pas ? Mais ensuite, c’est brique après brique que les murs s’élèveront le plus simplement et efficacement. Travailler une pièce de musique, c’est aussi un peu comme cuire un gâteau. S’il est trop grand pour passer en une fois dans le four, il vaut mieux le diviser et le cuire en plusieurs morceaux, plutôt que de devoir laisser la porte du four ouverte…

3. Ne pas travailler lentement

Voici de quoi alimenter la controverse ! Avant tout, il est bon de se rappeler qu’en cours de travail d’une pièce, il est évident que l’on ne peut pas encore la jouer intégralement, toutes les parties ensemble, en tempo. Si tel était le cas, le travail serait terminé, ou en tout cas déjà bien avancé ! Durant l’étude, il faut donc faire des concessions, mettre de côté certains éléments pour se focaliser sur d’autres. Une option couramment choisie est de ralentir les événements, jouer plus lentement, pour avoir le temps de garder un certain contrôle. C’est bien entendu rassurant : on a alors joué la pièce parfaitement, plus qu’à faire la même chose trois fois plus vite ! Ceux qui l’auront expérimenté le savent, ce n’est alors souvent pas si simple. On peut se heurter à des paliers difficiles à franchir, l’indépendance des parties est souvent brimée par des liens créés, mais qui disparaissent dans le tempo final, et le risque est grand de déformer la musique, comme si on peignait un tableau de trop près, sans plus percevoir la globalité de ce que l’on réalise. Bien des élans musicaux ne peuvent être ralentis sans être vidés de leur sens (prenez par exemple les ornements, si nombreux dans la musique baroque), tout comme le jongleur ne peut ralentir la vitesse de chute de ses balles pour coordonner ses gestes !

Il est donc souvent préférable, et assurément dans le cas du trio, de se faciliter la vie en travaillant les voix séparément pour pouvoir rapidement les jouer dans leur tempo, puis de les assembler dans ce mouvement, sans repasser par une étape excessivement lente. Les points suivants vont développer comment réaliser ce travail d’assemblage…

4. La basse d’abord

Instinctivement, nous percevons la musique d’abord par sa ligne supérieure, sa mélodie. Demandez à n’importe qui de vous fredonner une pièce connue, il usera dans presque tous les cas du soprano ! Les trios n’y font absolument pas exception, et pour l’interprète ceci pose problème. Car en réalité, la basse est la première voix que nous devons étudier, celle sur laquelle toute la pièce est construite. Ceci n’est certainement pas un scoop, mais malgré tout, nous commençons presque toujours par lire attentivement les dessus, en « traînant les pieds » derrière ces belles mélodies qui se dévoilent à nous, juste pour assurer le service minimum. Il n’est donc pas inutile de rappeler que la basse aussi – et même surtout – se travaille seule ! On peut la lire au pédalier, mais un passage préalable par la main gauche augmentera l’efficacité du travail. On perdra moins de temps à chercher des touches – cinq doigts sont tout de même plus à l’aise que deux pieds – et on fera donc plus vite de la musique, et non plus seulement de la gymnastique. En tenant compte de l’indication rythmique et de la fréquence des changements harmoniques (si la main droite démange, elle peut toujours jouer quelques accords de continuo !), on trouvera rapidement le bon tempo pour la pièce. Une fois cette ligne musicale bien comprise, on se surprendra alors même à la jouer finalement assez facilement, juste avec deux pieds. Voici un très bon début…

5. Après les fondations, les étages

Après avoir compris et joué la ligne de basse de votre portion de travail du jour (voir 2e point !), il est temps d’y ajouter les voix de dessus. Chacune de ces deux voix restantes se travaille séparément, de la même manière : s’il est dans un premier temps bien entendu nécessaire de lire ces voix seules, on peut ensuite assez rapidement les jouer avec la basse. Pour la ligne de main droite, il est possible de passer par une étape manualiter, avec la basse dans la main gauche. Si vous avez suivi le point précédent, ceci ne devrait pas poser de problème, votre main gauche connaissant déjà ces notes, et un duo est normalement plus facile à jouer à deux mains qu’avec une main et deux pieds ! En passant par une étape techniquement plus simple, on écarte des risques de prendre de mauvaises décisions musicales, qui seraient les conséquences de difficultés techniques. Une fois l’objectif musical réalisé à deux mains, il devrait alors être possible de le reproduire, avec une main et la pédale. La même démarche peut être réalisée pour la ligne de main gauche, à l’exception près que ceci complique encore un peu les choses, cette ligne devant être momentanément jouée par la main droite si l’on veut passer par l’étape manualiter (la main gauche jouant toujours la basse !). À voir de cas en cas si l’effort en vaut la peine : il n’est peut-être pas inutile d’apprendre cette ligne de main gauche avec la main droite aussi, celle-ci reprenant souvent plus tard dans la pièce ces mêmes notes (quand le contrepoint s’inverse entre les deux mains). Parfois aussi ceci demanderait de chercher longuement de nouveaux doigtés, et si l’assemblage direct de la main gauche et de la pédale se fait sans problème, alors on peut s’en passer.

6. Rejoindre Icare

Une fois que les deux voix de dessus fonctionnent chacune en duo avec la basse, il est temps de les faire chanter ensemble. C’est bien entendu un moment très plaisant du travail, où la magie de la polyphonie commence à se dévoiler. Avant de partir en trio, il sera sage de mettre la basse de côté pour un bref instant. On coupe alors le lien avec l’harmonie, et avec l’élément principal qui structure aussi rythmiquement la pièce, qui la cadre. Il est intéressant d’observer sans la basse la superposition des deux voix, leur fonctionnement tantôt en dialogue, en couple soliste / accompagnement, ou en écriture parallèle par exemple. Lorsque les voix se croisent, il est bon d’écouter consciemment ce qui se trouve en dessus et en dessous, de savoir quelle « mélodie » l’auditeur risque d’entendre, si les timbres des deux mains se confondent facilement. Dans le cas d’un motif qui passe d’une main à l’autre, on peut isoler cet élément, en arrêtant de jouer chacune des mains lorsqu’elle joue autre chose que le motif en question. Ces deux lignes de dessus sont la dentelle de la musique, la période de travail sans basse est celle où elles peuvent librement s’élever, s’envoler, où l’on peut trouver les petits aménagements qui leur donneront la connivence nécessaire à un dialogue plus vrai que nature ! Ce travail en duo sera éventuellement étendu par-ci par-là à la basse, si celle-ci avait un rôle plus mélodique qu’harmonique et rythmique (habituellement quelques transitions, parties fuguées…).

7. À nouveau question de tempo

Arrivé à ce stade du travail, il devrait être possible de jouer les trois parties ensemble. Jusqu’ici le travail aura été effectué presque toujours dans le tempo final imaginé, la difficulté progressive du nombre de parties à jouer ayant permis de se passer d’un travail dans des tempi très lents. Mais il faut tout de même admettre que tous les tempi ne sont pas aussi simples à comprendre et à jouer. Les parties dans des mouvements moyens ne devraient pas poser plus de problèmes, mais jouer très vite ou très lentement est un exercice difficile. Nous avons tous un rythme biologique personnel, probablement avec un cœur pulsant entre 60 et 90  fois par minute. Sentir une pulsation lente (en dessous de 50 battements par minute) sans subdiviser ses temps, ou accélérer un tempo (au-delà de 110 battements par minute) demande dans les deux cas un travail certain. Pour y parvenir, il est toujours possible de partir d’un tempo « réalisable », donc un peu plus vite pour les mouvements lents et un peu plus lents pour ceux qui sont les plus virtuoses. Mais il n’est évidemment pas question ici de dédoubler le tempo ! Le moduler tout au plus de 30 à 40 % devrait faire l’affaire, en gardant toujours en point de mire le tempo idéal souhaité.

8. Rester souple

Une autre difficulté, assez régulière à l’orgue mais systématiquement présente dans la pratique du trio, est la spatialisation des gestes non pas seulement sur un axe latéral, mais aussi vertical, entre deux hauteurs de claviers. Et contrairement au piano, ou à bien d’autres instruments ayant connu une standardisation, l’orgue connait autant de déclinaisons que d’instruments, ces repaires doivent donc être relatifs, chaque partie par rapport à elle-même, et non absolus. Pour avoir la capacité de s’adapter à chaque nouvel instrument avec une pièce connue, il est donc important de l’avoir travaillée dans toute position possible, et non toujours avec la même distance entre les mains : chacune des mains à tour de rôle en dessus, mais aussi en pouvant les placer librement une octave plus haut ou plus bas que celle écrite, dans le but de pouvoir utiliser aussi comme jeux solistes les registres de 16′ ou de 4′ que les instruments peuvent contenir (les belles flûtes de 4′ sont courantes, et sur les grands instruments le principal de 16′ du grand-orgue est souvent très intéressant, par exemple). Ceci peut sembler être une difficulté de plus, mais c’est aussi une aide, du moins pour soulager les muscles des bras et de la nuque. En effet, le bras le plus haut se fatiguant un peu plus, alterner cette position entre les deux mains évitera toute crispation qui pourrait, dans certains cas, aboutir même à des douleurs.

9. Et maintenant, par cœur

L’exercice du par cœur est très rarement pratiqué par les organistes. Ceci se comprend bien en concert, la variété des instruments évoquée ci-dessus obligeant souvent à changer ses habitudes de claviers, et les changements de registres, parfois réalisés par un assistant, étant normalement indiqués sur la partition. Et dans le cadre de la liturgie, la quantité de musique à produire est telle que si l’on ne se tourne pas vers l’improvisation, il est difficile d’apprendre par cœur autant de répertoires chaque semaine. Par contre, dans le cadre du travail d’une pièce difficile comme un trio, enlever la partition du lutrin est très révélateur. Ne reste alors plus que l’essentiel, la musique à écouter ! Dans le détail, on verra très clairement quels passages ne sont pas compris, et globalement on pourra contrôler que la structure de la pièce est assimilée. Et ensuite, quand on reprendra la partition, on pourra observer sa qualité d’écoute, vérifier que si on ajoute une « activité de lecture » à notre cerveau, il est toujours capable d’entendre aussi activement.

10. Faire de la musique !

Ce dernier point n’apportera aucun nouvel élément. Il est par contre essentiel, même si l’on pourra peut-être le trouver redondant. Cette série de dix conseils s’est ouverte sur la nécessité de s’interroger sur le son que l’on veut entendre, avant d’essayer de le faire. Il était nécessaire de le formuler ainsi, pour aller vers un équilibre, car souvent on fait l’inverse : on essaie quelque chose au clavier, et on ensuite écoute, on contrôle si cela convient. En réalité, en jouant, il ne s’agira finalement plus de savoir ce qui vient en premier, mais bien d’être dans un processus créatif direct, dans le temps présent. Ce travail dans le présent, dans l’instant, c’est toute la beauté de la musique, et c’est probablement ce qui lui donne vie. Il faut donc se forcer à « penser en musique », à trouver le chemin direct entre l’idée musicale et sa réalisation. C’est par exemple nécessaire d’avoir réfléchi aux gestes que font nos doigts sur le clavier, mais lorsque l’on joue, si c’est la représentation de ces gestes que l’on recherche, alors la tâche finit par être impossible. En pensant directement la musique par contre, on pourra assembler plusieurs éléments en une seule idée, obtenir une sorte de synthèse qui elle est réalisable. Ou, comme l’avait si bien résumé Jean Boyer lors d’une académie d’été : « Et n’oubliez pas, c’est en cherchant la musique qui est derrière ces notes que ces pages deviennent faciles à jouer… ou presque ! ».

 

article rédigé pour la Tribune de l’Orgue 64/4 de décembre 2012

Au sujet de l'auteur

Benjamin Righetti

Benjamin Righetti est un musicien suisse, organiste titulaire de Saint-François et professeur d'orgue au Conservatoire et à la Haute École de Musique de Lausanne. Il poursuit parallèlement à ceci une activité régulière de concerts dans le monde entier (plus de 700 à ce jour), d'enregistrements (disques, radio-tv, web) et de recherche. Amoureux tant des montagnes que des lacs de son petit pays, il tente de concilier ses nombreuses activités avec rigueur et joie.

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