La Symphonie avec orgue de Saint-Saëns et l’usage d’instruments électroniques
Un sujet sensible…
Après un premier « quart d’œuvre » sur la « Pièce d’orgue » de J. S. Bach dans le précédent numéro, en voici un deuxième très différent, en tout cas du point de vue du choix du sujet ! En effet, après l’Allemagne la France, après le 18e siècle la fin du 19e, après Bach Saint-Saëns, après l’orgue seul le grand orchestre symphonique avec orgue. Oui, vous l’avez bien compris, il sera aujourd’hui question de la 3e Symphonie OP 78 de Camille Saint-Saëns, dite couramment « Symphonie avec orgue ».
Bien entendu, ce choix peut surprendre… Est-il bien nécessaire de s’étendre dans cette rubrique-ci de la tribune sur ce type de répertoire ? Il est évident que le répertoire symphonique ou concertant faisant se rencontrer orgue et orchestre est presque toujours abordé par des musiciens professionnels ; des musiciens au bénéfice d’une formation solide, qui d’une part ne représentent qu’une frange des lecteurs de cette revue, et d’autre part n’ont pas de leçon à recevoir ! Mais, ayant tout récemment eu à nouveau l’occasion de me frotter à cette œuvre en concert, mis cette fois-ci dans des conditions pour le moins difficiles (sans orgue !), de nombreuses questions m’ont été posées, et ce autant par les auditeurs que par les interprètes de ces pages. La nécessité de prendre le temps de développer quelques pistes de réflexion s’est donc imposée.
Le sujet qui va nous occuper aujourd’hui concerne donc essentiellement le choix tant du lieu que de l’instrument pour donner cette œuvre en concert. Et il faut bien avouer que dans le cas d’œuvres pour orchestre avec orgue, le mot choix fait plutôt partie du domaine du rêve, ou même du fantasme. La réalité nous renverrait habituellement plus vers des notions moins agréables et plus prosaïques, que les mots contraintes, compromis ou budgets reflètent assurément mieux ! J’ai bien conscience d’aborder un point sensible et glissant (attention aux chutes…), souvent générateur de courriers de lecteurs (de ce point de vue tant mieux, la discussion est ouverte !). En effet, entrons dans le vif du sujet sans détour ni langue de bois : outre l’expérience que j’ai vécue récemment et sur laquelle je reviendrai plus loin, aujourd’hui on entend régulièrement cette œuvre dans des salles de concert sans orgue, avec l’usage d’un orgue électrique ou – tronique, numérique, synthétique, logiciel hauptwerk… bref, sans orgue, mais avec un « machin » de remplacement plus ou moins malheureux, faute d’instrument disponible ! Et ceci fait frémir bien des musiciens, et les organistes en premier lieu.
Pour pouvoir jouer cette œuvre dans des conditions idéales, ou plus précisément dans des conditions fidèles à l’intention initiale de Saint-Saëns, il faut disposer d’une grande salle de concert avec orgue. Cette Symphonie a en effet été commandée par la très fameuse « Philharmonic Society » de Londres, et sa création a eu lieu le 19 mai 1886 au « St James’s Hall » de la capitale britannique, qui abritait justement un grand orgue. Toute autre configuration que ce couple salle de concert et grand orgue (à tuyaux donc, mais ceci ne devrait pas même devoir être précisé, un orgue est un instrument à tuyaux !) est forcément de l’ordre de la solution de compromis, c’est un fait. La grande question est maintenant de savoir ce qui est acceptable ou non comme compromis… et à partir de là, on entre évidemment dans le domaine de l’avis personnel et subjectif !
Essayons tout d’abord de définir les différentes positions qui pourraient exister, les différents points de vue qui pourraient influencer tel ou tel choix. La première personne qui donnera son avis sur la question, lors de la programmation d’une grande symphonie comme celle-ci, est en général le chef qui dirigera l’œuvre, ou le directeur ou collège artistique de l’orchestre. Ensuite, comme cette symphonie comporte une partie d’orgue, les organistes auront évidemment aussi un point de vue, que je tenterai d’exprimer ci-dessous, mais qui transparaît aussi de facto à travers tout ce texte. Enfin, comme cette œuvre est relativement populaire, le public se sera aussi forgé son opinion au fil du temps. C’est peut-être la chose la plus difficile à cerner et à définir objectivement, mais elle a une grande importance. En général, les membres de nos deux premières catégories – en bons professionnels de la musique – seront soucieux certes de satisfaire leurs idéaux artistiques, mais auront aussi été influencés par les attentes des membres de cette troisième catégorie, qu’il faut tout de même satisfaire un peu !
Les chefs…
Pour le point de vue des chefs ou directeurs artistiques d’orchestre, la chose me semble relativement simple. Cette œuvre fait partie du grand répertoire symphonique. Il s’agit certainement de la symphonie la plus populaire de Saint-Saëns, compositeur bien connu et « accrocheur », bien que la plus grande partie de son répertoire reste assez méconnue du tout public. Il ne s’agit pas d’un concerto, mais bien d’une œuvre orchestrale, que le chef a donc le devoir de conduire dans sa gestation artistique. Il se trouve qu’au sein de cet orchestre prévu par le compositeur, un orgue doit intervenir dans une moitié de l’œuvre. Et encore… cet orgue accompagne certes presque tout le mouvement lent, mais n’y joue en solo que pour quelques fragments de mesures, et doit bien entendu, durant le final, rugir ses grosses formules cadentielles, électrifiant un peu plus le public pour l’amener à cette fièvre fervente et jubilatoire qui lui arracheront cris et applaudissements ! Le trait de cette description est peut-être un peu appuyé, mais c’est bien de l’évaluation de l’importance de la place d’un instrument dans l’œuvre que découle proportionnellement l’attention qui lui sera accordée.
Toujours du point de vue des « musiciens-non-organistes » qui constituent les orchestres, et en général jusqu’à leurs chefs, l’image sonore qu’ils ont habituellement de notre instrument est assez imprécise, souvent influencée par les grands instruments symphoniques d’églises. En un sens, ceci semble dans le cas présent ne poser aucun problème. Saint-Saëns était bien l’organiste de la Madeleine à Paris, où il disposait justement d’un grand orgue Cavaillé-Coll. Mais l’expérience démontre que cette image sonore préétablie est le début de bon nombre de confusions et d’incompréhensions mutuelles, pour une raison simple : elle est constituée autant des timbres de l’instrument lui-même que de l’acoustique qui l’entoure habituellement. Pour un organiste, il est difficile de faire cet amalgame. Étant le plus souvent assis pour ainsi dire entre l’orgue et l’église, l’organiste entend bien distinctement le son direct de son instrument et la résonance de l’église, et tente du reste de composer avec ces deux facteurs pour moduler son interprétation à la console. Mais d’en bas, et en n’étant jamais monté sur la galerie, des notions telles que la fin d’une note aux claviers et sa fin réelle dans l’acoustique, le travail du mélange des jeux, ou la gestion des plans sonores sont bien difficile à deviner sans aucune explication spécifique au fonctionnement de notre instrument.
Lors du travail effectif entre organiste et chef d’orchestre dans une salle de concert avec grand orgue, cette incompréhension peut poser problème. Comme exposé plus haut, il est du devoir du chef de guider ses musiciens dans leurs choix, y compris l’organiste, celui-ci faisant partie de l’orchestre. C’est donc le goût du chef qui prévaut, c’est lui qui donne les instructions. Et lorsque ce dernier connaît mal notre instrument, la recherche d’un « son d’église » – tout simplement impossible dans une salle – est souvent à l’origine de frustrations de sa part, que ce soit pour retrouver le timbre des fonds doux du récit boîte fermée, toujours trop concrets sans leur voile éthéré produit en réalité dans une église plus par l’architecture que par les tuyaux eux-mêmes, mais aussi lors des gros accords sur le tutti, qu’une trop brève acoustique n’arrive souvent pas à arrondir.
Et si nous allions à l’église ?
Du point de vue de l’organiste, la solution est bien entendu de faire venir l’orchestre à l’église. Parfois, ceci serait la solution idéale. Mais l’usage du conditionnel est nécessaire, parce que toutes les conditions sont rarement réunies pour permettre de passer à la réalisation de cette solution. L’un des problèmes, peut-être le plus frustrant parce que totalement déconnecté de toute question artistique, est la difficulté pratique à faire sortir un grand orchestre symphonique des lieux où il se produit régulièrement. Il faut bien admettre que le déplacement des instruments et le montage d’une estrade en conséquence occasionnent quelques frais. Dépenses supplémentaires dans des budgets souvent déjà bien tendus, qu’il est difficile de justifier et de répercuter sur la billetterie par exemple, lorsque le confort final – tant pour les musiciens que pour le public – est de surcroît nettement plus bas dans une église que dans une salle de concert. Je parle là non du confort des oreilles, mais plutôt de celui du grand fessier ou des lombaires, parfois légèrement sollicités par des bancs non capitonnés… Et il n’y a pas de régie, pas toujours de sacristie prête à se muer en loges, le chauffage peut être capricieux, et oublions tout fond de scène standardisé à la hauteur du pont élévateur du camion… Tout ceci est bien futile et superficiel, mais dans notre société actuelle et dans le monde des grands orchestres et des solistes qui vont avec, ça compte malheureusement beaucoup !
De plus, et ce n’est pas très agréable à admettre, mais c’est ainsi, les paroisses ne sont pas non plus toujours très accueillantes vis-à-vis des orchestres. Peut-être qu’en Suisse romande ceci ne se fait pas trop sentir, mais il est spécialement douloureux d’entendre par exemple le régisseur de scène de l’Orchestre National des Pays de la Loire expliquer que la Cathédrale d’Angers n’a pu être envisagée pour cette symphonie de Saint-Saëns, parce que le clergé refuse de déplacer les horaires d’une messe ou deux le samedi, interdisant par là même tout concert en fin de semaine… alors, on va au Centre des Congrès de la ville, dans une salle conçue pour de grandes conférences, à l’acoustique aussi sèche qu’une bonne boîte à hip-hop. Ah, et j’oubliais… sans orgue, évidemment !
Mais laissons là ce cas spécifique particulièrement criant et douloureux, pour revenir à un autre problème récurrent lorsque l’on propose de mettre l’orchestre à l’église : l’acoustique, cette fois-ci trop généreuse. La gravure de l’intérieur du « St James’s Hall » reproduite ci-dessus laisse imaginer une salle réverbérant relativement bien le son, mais on devait tout de même être assez loin des nombreuses secondes de résonance qu’offrent certaines églises pourvues de nefs latérales, et à l’architecture bien plus étroite et allongée. Et s’il est vrai qu’un orgue dans une salle trop sèche ne sonne pas toujours très bien, à l’inverse une écriture orchestrale aussi riche et fourmillante que celle de Saint-Saëns dans cette symphonie s’accommode mal d’une grande acoustique d’église.
Ah ! la technique…
Arrivé à ce stade de constations, une question se pose : existe-t-il de bonnes solutions, à l’exception des quelques trop rares salles disposants à la fois d’un orgue et d’une acoustique à propos ? Et lorsqu’il n’y a pas d’orgue dans une salle et qu’aucune église n’est envisageable, que faire ? Ou, pour le dire autrement, peut-on par exemple jouer ce chef-d’œuvre de Saint-Saëns quelque part en France ? Pour répondre à la première question, une pensée rationnelle serait que si l’on ne se satisfait habituellement pas des solutions précédemment évoquées, c’est que l’on peut s’imaginer une meilleure version. Et en effet, il faut bien avouer que l’illusion d’une meilleure solution nous a été proposée par de grands artistes, tels H. Von Karajan et P. Cochereau, ou M. Soustrot et F.-H. Houbart, pour ne citer qu’eux. Cette solution idéale, c’est les techniques d’enregistrement qui l’ont créée. Il est en effet techniquement possible, à l’aide du disque, d’être à la fois dans une salle et à l’église. Il est possible d’entendre en même temps un grand orchestre symphonique dans ses murs avec toute sa précision, et un grand orgue dans sa nef somptueuse. Il suffit d’enregistrer séparément les deux éléments et de monter le tout en studio. C’est relativement simple, et ceci ravit tout le monde depuis plusieurs décennies !
Mais il y a tout de même de quoi laisser songeur… imaginez, cette même génération de musiciens qui a joué à l’apprenti sorcier, qui a monté des bandes-son en retouchant les niveaux pour faire sonner l’orgue « comme il faut », quitte à oublier quelques mesures au montage ou à rendre « expressif » le tutti de l’orgue (tout ceci dans le dernier mouvement de l’enregistrement de Karajan et Cochereau, pourtant édité par la prestigieuse « Deutsche Grammophon »), cette même génération d’organistes, aujourd’hui canonisée, crie au scandale lorsque c’est un enregistrement d’orgue qui est diffusé dans une salle durant le concert ! Et ils jurent presque tous qu’ils ne se seraient jamais salis à pareille infamie… Pourtant, ceci reste le meilleur moyen d’atteindre l’idéal qu’ils ont créé, et après lequel ils nous forcent aujourd’hui à courir.
En effet, en enregistrant un orgue on capte aussi l’acoustique, et en rediffusant cet enregistrement, on rediffuse aussi l’acoustique, même dans une salle sèche. La préférence de ce rendu sonore et la facilité de le maîtriser (le volume se règle indépendamment du choix des registres !), pousse même de grands chefs – comme par exemple M. Janowski dirigeant l’OSR au Victoria Hall de Genève – à demander l’installation d’un ersatz d’orgue, alors qu’un instrument véritable est présent dans la salle. Dans ce cas-ci, aucun organiste digne de ce nom ne devrait entrer en matière. Faute de musicien, cette absurdité ne pourrait avoir lieu !
Par contre, lorsqu’il n’y a pas d’instrument, la question me semble un peu différente. L’écoute d’un enregistrement n’est pas comparable à celle de vrais instruments, nous sommes sur ce point probablement tous d’accord. Mais n’est-ce pour autant plus de la musique ? Je ne le dirais pas. Des événements « mixtes » – à mi-chemin entre concert et reproduction enregistrée – existent du reste déjà sans aucune polémique ; pensez par exemple aux rediffusions de grands opéras dans les salles de cinéma. Le public se déplace alors bien pour écouter un enregistrement, comme il le ferait pour un concert. Et le fait d’écouter un enregistrement pourrait-il ôter l’envie d’entendre, si ceci était possible, des instruments réels ? Probablement pas non plus. La plupart des mélomanes habitués des concerts possèdent du reste de belles collections de disques, voire jouent aux chasseurs de sons eux-mêmes.
Hauptwerk ou autres, génération organiste-gamer…
Je crois fermement qu’il en est de même pour les orgues. Un enregistrement d’orgue, réalisé tuyau par tuyau, stocké sur un disque dur et réassemblé à la volée par un ordinateur asservi à une console midi, arrive actuellement plus ou moins à donner l’illusion de jouer en direct son propre enregistrement sur l’orgue en question. Ceci fait peur à de nombreux organistes, fait trembler les facteurs d’orgue… Je comprends la réaction viscérale, mais intellectuellement elle ne me semble pas tenir. Car, même si le système se perfectionnait encore et ne laissait à l’avenir plus entendre aucun défaut (et ceci arrivera, il me semble), il ne sera jamais que l’équivalent d’un disque actif dans lequel l’interprète peut intervenir, une sorte d’enregistrement vivant que l’on peut moduler, un jeu vidéo ! Et l’on a actuellement suffisamment de recul pour savoir qu’à l’exception de rares individus pathologiques – qui se seraient de toute manière probablement asservis à d’autres dépendances sans celle-ci – ce n’est pas parce que nos chaînes de télévision nationale nous offrent par exemple chaque année un virtuel « ski challenge » toujours plus réaliste que les sportifs délaissent les vraies pistes enneigées !
Il en est de même pour l’orgue. Des systèmes comme « Hauptwerk », le logiciel actuellement le plus développé pour faire jouer des banques de son d’orgues enregistrés, ne créeront jamais que de bons enregistrements. Pas de vrais instruments produisant du son par eux-mêmes, et encore moins de nouveaux orgues, avec de nouvelles sonorités. Et personne n’est dupe ! Revenons aux concerts de janvier dernier, où j’ai donc justement fait jouer des enregistrements du Cavaillé-Coll de Caen à l’aide d’un ordinateur dans les salles de Nantes et Angers, faute d’orgue en ces lieux. On pourrait résumer ainsi les réactions des auditeurs : heureux d’avoir pu entendre cette grande œuvre bien que cela semblait a priori impossible, intrigués puis amusés ou impressionnés de la prouesse technologique inimaginable il y a encore juste quelques années, mais enchaînant toujours par la question de l’absence d’orgue de salle de concert en France, et ouvrant à nouveau la discussion sur l’éventualité d’en reconstruire un, un jour. Car tout le monde regrette de devoir en concert se limiter à la lecture d’un enregistrement. Mais malgré ce regret, il semble bien que la plupart soient prêts à s’en contenter, l’envie de profiter d’une telle œuvre en concert étant apparemment plus forte que les regrets. Réalité bien difficile à entendre pour bon nombre d’organistes, et en premier moi-même !
Simulateur non, original oui !
De mon point de vue personnel, toujours par rapport à cette expérience avec le logiciel « Hauptwerk », je dois en effet bien dire que ce fut certes tout à fait fonctionnel, mais aussi frigide et stérile. Il fallait s’y attendre, il s’agit d’un système froidement objectif, prévisible et dématérialisé, amusant et performant d’un point de vue technologique, mais pauvre d’un point de vue artistique. Ou, pour le dire plus clairement, une expérience qui fut certes instructive, mais que je ne renouvellerai pas en concert. Le simulateur de vol n’est pas le pilotage, et le bonheur de sentir sonner un orgue, l’impatience de découvrir le timbre de ses jeux, ou si l’on est en territoire connu de les retrouver, tout ceci n’existe pas avec un ordinateur. « C’est formidable, vous pouvez l’avoir chez vous ! » vous expliquera le concept marketing. Mais en réalité cela peut être assez triste, si l’on ne comprend pas bien ce que l’on va avoir chez soi. Assez triste si l’on espérait la chanteuse vivante dans son salon, en chair et en os, avec ses bons et mauvais jours, et qu’en lieu et place ce n’est qu’un CD – même superbe, mais immuablement figé sur sa définitive version – qui se lit dans la chaîne Hifi. Et c’est là le vrai problème, celui contre lequel il faut à mon sens lutter par tous les moyens : l’ignorance de sa définition, et l’usage abusif du terme « orgue » qui en découle. Un ordinateur utilisant le logiciel Hauptwerk ne doit pas être appelé « orgue », car il n’en est pas un, et ne peut le remplacer. Autant il est absurde de vouloir lutter contre le développement de nouvelles technologies, autant il est capital d’informer largement sur la réelle nature de notre instrument, pour qu’en nommant chaque chose, il n’y ait aucune confusion possible. Plutôt que de lutter contre les outils numériques qui reproduisent l’orgue, continuons donc à œuvrer pour la connaissance du véritable objet de notre passion, à en jouer, à l’expliquer, à le faire visiter.
Pour reprendre l’image du simulateur de vol sur ordinateur, toute personne qui y a joué s’est prise un instant pour un pilote, et si cela lui a plu, a rêvé de le devenir. Cet outil étant devenu populaire, mais le vrai pilotage étant par contre une opération complexe et onéreuse, beaucoup l’ont essayé virtuellement, mais peu franchiront finalement la porte d’un cockpit. Pour cela il faut beaucoup d’énergie, et seuls ceux qui nourrissent une vraie passion pour le vol l’investiront. De plus, s’il n’était un jour plus possible de voler, si plus aucun avion n’existait, pensez-vous que les simulateurs de vol auraient encore un sens ? Il en est de même pour l’orgue ! Il faut donc de vrais passionnés pour le faire vivre, pour initier des constructions d’instruments neufs, ou restaurer ceux déjà existants. Il faut être un peu fou pour de tels projets, tous ceux qui s’y sont engagés vous le diront ! Mais à travers les siècles, il s’en est toujours trouvé suffisamment pour résister à tous les raisonnables qui voulaient voir moins grand et moins cher, à toutes les attaques, à tous les vents contraires…
Si je me permets donc en tant qu’organiste de parler d’outils numériques qui imitent notre instrument avec sérénité, que par intérêt je m’informe même de leur développement et les essaie sans arrière-pensée (ce à quoi se refusent bon nombre de confrères), c’est bien parce que j’ai la conviction qu’ils ne remplaceront jamais leur modèle, qu’ils ne seront jamais eux-mêmes le sujet fondamental de la passion d’un organiste. Vouloir le devenir serait aussi de toute manière leur fin. Absurde et inimaginable, mais bien vrai… Et connaissez-vous une seule personne qui possède un tel outil, qui ne s’intéressera pas à la construction d’un nouvel orgue près de chez elle ? Ou qui ne souhaite pas, lorsque la possibilité se présente, jouer sur un orgue ? Ou qui, là où la construction d’un orgue serait possible, irait contre cette idée ? Si quelqu’un achète un instrument électronique, pour n’importe quelle raison, ceci n’aura à mon avis aucune d’incidence sur sa passion pour l’orgue, qu’elle soit grande ou petite.
En début d’article, j’évoquais un sujet « glissant ». J’aimerais conclure en m’excusant de n’avoir eu le pied suffisamment ferme pour garder le cap de mon sujet initial, à savoir la 3e Symphonie de Saint-Saëns. Il n’est pas très correct de se servir ainsi d’une si belle œuvre comme prétexte… Mais j’espère avoir pu, au travers de ce prétexte, exposer d’une part quelques points objectifs, nécessaires à une réflexion constructive, et d’autre par un avis personnel (qui n’engage donc que moi-même), subjectif et partial, qu’il eut été lâche de ne pas assumer. Que le reste de la rédaction se sente donc ici déchargée de toute responsabilité, si elle ne se reconnaissait dans l’une ou l’autre nuance de ce texte ! Ceci étant dit, vivement la prochaine Tribune de l’Orgue, pour un article sur une autre œuvre, peut-être un peu moins hors sujet !
article publié dans la Tribune de l’Orgue 64/1 de mars 2012