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La « Pièce d’orgue » de Johann Sebastian Bach

La « Pièce d’orgue » de Johann Sebastian Bach

 

Introduction

Ces lignes pour introduire une nouvelle série d’articles, intitulée « Le quart d’œuvre de B. Righetti », et appelée à aborder au fil des numéros diverses pièces du répertoire d’orgue. Comme son titre le laisse entendre, cette nouvelle série se veut une sorte de pendant au « quart d’heure d’improvisation » d’Emmanuel Le Divellec, pour la musique écrite d’orgue. Mais pourquoi ce titre, pourquoi « quart d’œuvre », et pourquoi y inclure ainsi pompeusement le nom de l’auteur ?

Le travail du musicien interprète pourrait être résumé de la sorte, bien que les tentatives de synthèses soient toujours restrictives : donner vie et transmettre à l’autre une réalité couchée sur le papier par un auteur. Ceci est bien entendu possible par le concert, ou plus généralement toute exécution musicale vivante, appelée actuellement dans le langage courant « live ». Ceci est aussi possible par l’enregistrement, où la sélection et l’assemblage de prises de son les plus convaincantes permettent de proposer une sorte de vision idéale d’une œuvre. Une troisième voie est l’enseignement. Là, on décrit par des mots sa perception de l’œuvre à un élève, et une fois de plus – bien que certains professeurs entretiennent l’illusion de neutralité et d’absence d’avis personnel – on tente de convaincre, de transmettre à l’autre sa vision, forcément personnelle, des œuvres du répertoire.

Cette série d’articles s’inscrit en quelque sorte dans cette dernière voie, mais plutôt que de le faire dans le cadre de l’enseignement individuel, oral, tentera de passer ici par le papier et l’écriture. On y perd malheureusement l’élève et sa vision de l’œuvre, sur lesquels s’appuie habituellement l’enseignement, mais au bénéfice d’une mise au centre encore plus grande de l’œuvre elle-même. On y perd aussi la réalisation sonore elle-même, la démonstration par l’exemple. C’est bien entendu fort regrettable, et c’est la raison pour laquelle ces articles ne seront jamais qu’une part d’une idée, qu’une vision partielle, parmi d’autres toutes aussi défendables et dignes d’intérêt, qu’un « quart d’œuvre » tout au plus. Un quart, un petit morceau, limité par le format même de l’écriture, et limité par la vision unique et personnelle d’un seul auteur.

Malgré toutes ces limites, ces articles vous seront offerts dans l’espoir de vous faire découvrir ou redécouvrir quelques pièces de notre répertoire d’orgue. Dans une période où juste quelques minutes derrière l’écran d’un ordinateur permettent de se procurer l’enregistrement d’une œuvre, où l’offre des concerts est d’une richesse extraordinaire, et où les partitions – qu’elles soient de papier ou numériques – n’ont jamais été aussi bien diffusées, l’abondance de l’offre est parfois telle qu’elle nous pousse dans le travers de la passivité, à la simple consommation de ce qui nous est directement proposé. Que la lecture de ce premier quart d’œuvre – ainsi que ceux qui suivront – puisse au contraire inciter chacun à chercher à son tour, à reprendre ses partitions, à ressortir ses disques, à aller écouter ses collègues durant la liturgie ou lors de concerts, pour que notre immense répertoire d’orgue reste toujours musique vivante !

J. S. Bach, « Pièce d’orgue » en Sol Majeur BWV 572

Premier « quart d’œuvre »… Quelle œuvre choisir ? Commencer par le grand J. S. Bach ? Pourquoi pas ! Mais quelle pièce d’orgue de Bach ? Et bien, dans l’embarras du choix, prenons donc celle qui justement s’appelle « Pièce d’orgue ». Et qui n’en est peut-être pas une…

En effet, s’il est une pièce étrange de J. S. Bach, c’est bien celle-ci ! Tout d’abord, un titre original en français. Si certaines éditions nous ont transmis la pièce sous le titre alternatif de « Fantasia in G-dur », l’authenticité historique des indications françaises ne semble pas à remettre en question. Aucun manuscrit autographe n’a traversé les siècles pour nous le démontrer de manière définitive, mais plusieurs copies utilisent bien ce titre. La langue française est du reste aussi utilisée pour les indications de caractère/tempo de chacune des trois parties ; ainsi, la première est notée « très vitement ». Outre l’exception grammaticale de l’adjectif et adverbe « vite » apparemment inconnue de J. S. Bach, il est intéressant de se rappeler que parmi les indications courantes italiennes, c’est presto qui veut dire vite, et donc qu’ici, l’indication est bien molto presto, correspondant probablement au plus usuel prestissimo. Il s’agit donc d’une sorte de captatio benevolentiae très brillante et virtuose, grand effet de manches de l’orateur avant d’attaquer le vif de son sujet. Écrite à une seule voix, rappelant le violon ne serait-ce son ambitus propre au clavier, cette partie à 12/8 pose évidemment quelques problèmes de « vivacité de doigts » et de partage de notes entre les deux mains, qu’il sera bon de régler en gardant à l’esprit que chaque temps (les noires pointées) est bien composé de trois croches, et non de deux croches pointées.

D’autre part, la question de la registration est ici très ouverte. De par ce style instrumental, la tentation est grande de vouloir jouer cette partie sur un simple Principal 8′, imitant a priori fort bien un instrument à cordes. Tout se passe en général pour le mieux dans l’aigu, avec l’élégance d’une déclamation pure, mais lorsque les arabesques balaient le bas du clavier, c’est alors le plus souvent dans une grande confusion, le temps de réaction de la colonne d’air dans un tuyau de plus d’un mètre ouvert étant presque toujours incompatible avec le tempo exigé ! Une autre logique, pour garder cette idée de la transposition à l’orgue d’une musique rappelant un autre instrument, serait de se demander dans quelle nuance et quel affect jouerait l’instrument en question, et de choisir son équivalent organistique, « en proportion ». Si la réponse vous semble être une nuance forte, dynamique et puissante, alors usez sans honte des principaux et pleins-jeux ! Si vous penchez plutôt pour un son brillant, mais plus léger, peut-être qu’un mélange de registres flûtés sera plus à propos. Du reste, sur les orgues du centre de l’Allemagne au 18e, les flûtes sont souvent légion, allant couramment jusqu’au Sifflet de 1′ et ouvrant la voie à de nombreuses combinaisons possibles… mais tout ceci sera bien entendu à réécouter et évaluer sur chaque instrument, l’art de la registration connaissant en général plus d’exceptions que de règles !

La deuxième partie est une grande polyphonie à cinq voix, et six pour la dernière ligne. Souvent comparée aux grands pleins-jeux ou fonds d’orgue français, c’est habituellement sur ces registrations que l’on peut l’entendre. Mais avant d’entrer dans le choix de tel ou tel registre, la première question que devrait se poser tout organiste qui aborde ces pages serait celle de l’usage de la pédale, ou non ! La présentation sur trois portées de nos éditions modernes biaise forcément la réflexion, et la paresse qui caractérise généralement la race humaine nous a probablement tous fait lire ceci tel que proposé, avec la basse à la pédale. Cette présentation est évidemment un héritage des éditions du 19e s., la musique allemande polyphonique pour orgue étant au 18e communément écrite sur deux portées, voire encore parfois en tablature. Sans indication de registration ni de mention « Ped. » sous la basse, et rappelant la musique française qui n’utilisait alors pas la pédale pour jouer systématiquement la basse comme en Allemagne, pourquoi ne pas jouer cette deuxième partie manualiter ?

La possibilité de le faire, offerte par la disposition de la polyphonie, confirme avec évidence cette hypothèse, le ténor suivant bien sagement la basse dans le grave du clavier, alors que les trois voix du dessus se regroupent généralement pour tenir confortablement dans la main droite. Bien entendu quelques positions larges se retrouvent çà et là, et il faut tout de même s’occuper de cinq voix presque permanentes avec dix doigts, ce qui n’est pas des plus commode. Mais ceci n’est pas une exception parmi les grandes pièces polyphoniques de l’auteur, qui usent assez régulièrement de la neuvième et d’une écriture riche. Le seul endroit impraticable sans l’assistance des pieds est la toute fin de cette partie, lorsque s’abandonnant sur un ré grave – qui ne s’appelle donc peut-être pas « pédale de dominante » ici sans raison – la basse se dédouble justement pour laisser place à une sixième voix. Là aussi, usage inhabituel dans la tradition germanique, mais grand « classique » de la musique française où, dans les dialogues sur les grands-jeux par exemple, la pédale n’intervient qu’en fin de pièce pour souligner en grand fracas la cadence finale ! Le parallèle est par exemple spécialement convaincant avec le « Caprice sur les grands jeux » de L.-N. Clérambault, ultime pièce de sa suite du deuxième ton, aussi en Sol Majeur, et présentant la même pédale de ré grave finale.

Bien entendu, l’usage d’un grand plein-jeu germanique et de son indissociable Posaune 16′ est tout à fait séduisante, et cette anche de pédale souligne magnifiquement la ligne de basse, fort belle. Mais si l’on se pose la question d’une registration à la française appropriée pour une pièce polyphonique, ce n’est assurément pas le plein-jeu qui s’imposera, mais plutôt les anches, voire le grand-jeu ! Et alors – contrairement à la perspective d’une version manualiter sur un plein-jeu ou un fond d’orgue – dans ce cas aucune basse molle ou inconsistante en vue, les anches étant de la partie, à tous les étages… Du reste, l’indication « gravement » qui caractérise cette section, outre le lien évident avec la fameuse Gravität qu’appréciait et recherchait tant Bach lors d’expertises d’orgues, ne fait-elle pas écho aux fugues sur les anches françaises, elles aussi souvent marquées « grave » ? Et alors, en mêlant habilement les trompettes aux bourdons (y compris ceux de 16′ bien sûr !), prestants et jeux de tierces, dans une recherche d’équilibre entre les différentes tessitures, c’est un visage encore trop peu connu de cette pièce que l’on découvre. Sans aucune prétention de vérité absolue, un si grave « oublié » dans la basse et dépassant d’un demi-ton le clavier de l’orgue pouvant laisser entendre que de toute manière ces pages ne sont pas écrites pour notre instrument, cette option a tout de même le mérite de cumuler une observation scrupuleuse du style de l’écriture et un résultat sonore convainquant ! Et du reste, pour la question du si grave justement, dans les quelques cas de grands instruments français ravalés vers le bas, seuls orgues permettant cette note, c’est précisément les jeux d’anches du grand-jeu qui descendent en dessous du 1er do…

La troisième et dernière partie de la pièce, marquée « lentement », est peut-être plus surprenante encore, plus énigmatique. Alors que la pédale, cette fois-ci bien nécessaire, égraine une longue descente chromatique du do dièse central du pédalier au ré grave, et s’immobilise ensuite sur cette note jusqu’à la cadence finale – toujours le même ré qu’en fin de deuxième partie – les mains font entendre un splendide enchaînement harmonique, plein de questions et de suspensions, tout en arpèges. Il est vrai que dans cette « Pièce d’orgue », après une première partie dont l’écriture s’accommode assez bien de l’orgue, mais ne l’appelle pas forcément, une deuxième probablement manualiter et destinée peut-être plutôt à un instrument français de par sa tessiture, on est là face à une écriture typique des instruments à cordes, clavecin ou clavicorde. Bien entendu, tout comme pour la première partie, diverses options de registrations existent et peuvent offrir un résultat saisissant de ce passage. Il n’en reste pas moins que fondamentalement, ces figures d’arpège ne sont pas issues du langage habituel de l’orgue de cette époque.

Tout ceci tend donc vers une question, déjà évoquée en tête d’article : Cette pièce est-elle réellement destinée à l’orgue ? La réponse usuelle à cette question est évidemment oui. Pourquoi émettre un doute sur le choix de l’instrument, alors que la pièce s’appelle précisément « Pièce d’orgue » ? Et pourtant, si justement la pièce porte ce titre, ce pourrait aussi bien être parce qu’elle n’a pas été écrite en premier lieu pour l’orgue ! Pour vous démontrer le bien-fondé de cette idée surprenante, comparons les deux seuls choix possibles d’instruments, compte tenu de l’écriture de l’œuvre : d’un côté l’orgue, d’un autre un instrument domestique muni d’un pédalier (clavecin ou clavicorde). En partant du principe que la pièce a été écrite pour l’orgue, de nombreuses questions et problèmes se posent, tels que ceux relevés dans ces précédents paragraphes. Par contre, en partant du principe que ces pages ont été écrites pour le clavicorde ou le clavecin à pédalier, tous ces problèmes trouvent une solution bien plus évidente ! La première partie fonctionnera à merveille, sans aucun dilemme entre beauté de la registration dans l’aigu et clarté dans le grave ; la question du si grave n’existe plus dans la partie centrale si elle est jouée manualiter, les claviers de ces instruments descendant alors communément plus bas que leur pédalier ; et le pédalier de l’instrument, après son entrée sur la pédale de dominante en fin de cette section, sera parfaitement mis en valeur dans la troisième et dernière partie.

Et pour revenir encore au titre, n’est-il pas évident d’écrire une « Pièce d’orgue » pour un instrument comme le clavicorde ou clavecin à pédalier ? Ces instruments étaient clairement des outils d’étude pour organistes, et servaient naturellement essentiellement au travail d’œuvres destinées à l’origine à l’orgue. Mais il s’agissait tout de même de forts beaux instruments, et comme ils étaient relativement courant à l’époque (plusieurs recensés parmi les instruments en possession de J. S. Bach à son décès par exemple), l’hypothèse que J. S. Bach ait tout de même écrit ne serait-ce qu’une pièce pour eux n’est pas saugrenue. Et alors, pourquoi cette pièce ne ferait pas justement référence à l’orgue, tout en exploitant les possibilités spécifiques de ces instruments à cordes ? Et pour finir, rappelons-nous qu’il n’était pas usuel pour J. S. Bach de noter sur ses partitions l’instrument pour lequel la musique était écrite, standard qui apparaîtra au 19e s. Et à nouveau, ceci va dans le sens d’un « vrai titre », tel que bien des pièces de musique française de clavecin peuvent par exemple en présenter, et non d’une « indication technique ». Pour illustrer ceci d’une évidence caricaturale, qui pense que « la poule » de Rameau est une pièce destinée à être jouée sur un animal de basse-cour ?

Bien entendu, la « Pièce d’orgue » faisant référence à l’orgue, son adaptation sur le roi des instruments est possible et légitime, et aboutit souvent à un résultat grandiose dont il serait bien malheureux de se priver ! Et pour reprendre la dernière digression, l’orgue est tout de même un instrument plus docile qu’une volaille… Mais comme nous l’avons vu tout à l’heure, comme le titre et les indications en français nous le rappellent, sans oublier l’écriture musicale elle-même, cet orgue aurait peut-être tout intérêt à être plutôt de style classique français, instrument que J. S. Bach n’a probablement jamais joué. Et de cette constatation apparaît encore une autre hypothèse, complémentaire aux précédentes : Un peu comme un Hergé qui a fait voyager Tintin de par le monde sans quitter lui-même Bruxelles, J. S. Bach a toujours vécu au centre de l’Allemagne et n’a pas fait de grand voyage à travers l’Europe. Cependant, par les voyages d’autres musiciens et des manuscrits dans cette Europe du 18e, il avait tout de même une excellente connaissance de l’esthétique musicale en vigueur chez ses voisins, et s’est souvent approprié ces langages musicaux étrangers. Si l’orgue germanique dont il disposait pouvait plus ou moins se travestir et donner l’illusion d’être par exemple italien – une autre grande nation dont le goût musical a fortement influencé J. S. Bach – les couleurs si caractéristiques des registres français ne lui étaient par contre que très partiellement accessibles. Et J. S. Bach devait le savoir ! Voulant donc tout de même s’essayer à cette écriture, il ne serait alors pas étonnant qu’il ait résolu ce problème instrumental en déviant son tir vers le clavicorde ou le clavecin, instruments qui, lorsqu’ils sont utilisés en imitation d’un autre, ne misent assurément pas sur leur timbre, mais bien sur l’écriture elle-même de la pièce.

Voici donc un bien étrange premier « quart d’œuvre » ! Alors qu’en introduction, vous pouviez lire mon souhait de faire vivre le répertoire d’orgue, me voici arrivé au bout d’une démonstration de la probable usurpation par les organistes d’une pièce dédiée à un autre instrument ! Ce qui pourrait désintéresser mon « public cible »… Bien entendu là n’est pas mon intention, car si La « Pièce d’orgue » n’est éventuellement pas une pièce d’orgue, elle est assurément une pièce d’organiste ! En effet, ces derniers sont bien les seuls musiciens ayant quelque chose faire de clavecins ou clavicordes à pédalier. Et rejoignant ainsi bon nombre d’autres œuvres de J. S. Bach destinées peut-être en premier lieu à l’édification personnelle du musicien, il serait tout de même bien triste de cantonner cette œuvre à un seul travail égoïste, et de s’interdire de la partager avec d’autres, si l’occasion se présentait. Et alors, si l’orgue devait être votre moyen d’expression, en usurpateur intelligent, tel un illusionniste virtuose, que votre recherche de solutions soit pleine d’imagination, de liberté et de renouvellement !

 

article publié dans la Tribune de l’Orgue 63/4 de décembre 2011

Au sujet de l'auteur

Benjamin Righetti

Benjamin Righetti est un musicien suisse, organiste titulaire de Saint-François et professeur d'orgue au Conservatoire et à la Haute École de Musique de Lausanne. Il poursuit parallèlement à ceci une activité régulière de concerts dans le monde entier (plus de 700 à ce jour), d'enregistrements (disques, radio-tv, web) et de recherche. Amoureux tant des montagnes que des lacs de son petit pays, il tente de concilier ses nombreuses activités avec rigueur et joie.

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